Essai
Quand l’écrivain et journaliste Christophe Boltanski décide, pour honorer la commande de la collection « Ma nuit au musée », de se rendre à Tervuren, à Bruxelles, dans le palais construit entre 1905 et 1910 sur ordre de Léopold II qui souhaitait disposer d’une vitrine pour ses conquêtes impériales, ce n’est pas sans une certaine appréhension. Comme pour l’avertir, la tempête fait rage. « Je me dirige vers une énormité. Un empire enfermé dans une boîte, une encyclopédie en trois dimensions, une arche qui contient tout. Faune, flore, hommes et dieux. » L’endroit renferme en effet l'une des plus riches collections de sciences naturelles au monde, mais est surtout tristement célèbre pour avoir été, jusqu'à sa fermeture provisoire en 2013, le dernier musée colonial d’Europe, le seul à n’avoir pas réaménagé ses vitrines depuis les années 1950 et à témoigner sans retenue ni esprit critique de la grandeur de l’œuvre civilisatrice des Européens en Afrique.
Le musée a rouvert ses portes en 2018 sous le nom d'Africa Museum, restauré, réaménagé et dépouillé de tout ce qui témoigne de la prédation dont il est né, "décolonisé" en quelque sorte.
Est-ce possible ? demande Boltanski en filigrane. On sent dans ses guillemets un très léger et compréhensible scepticisme, une défiance vis-à-vis de la conscience (mauvaise ? bonne ?) blanche qui ne saurait se libérer aussi aisément de son fardeau et de sa coulpe. Son "King Kasaï" est traversé par le doute, la perplexité, c’est ce qui en fait le prix.
Après un bref préambule sur le pari qu’il a accepté de relever en s’enfermant dans cette caverne, il va droit au but et résume en quelques mots la mainmise et l’appropriation en 1885 par Léopold II, roi des Belges, d’un « bassin grand comme quatre-vingts fois son plat pays ». Quatre-vingts fois : la proportion, plus exactement la disproportion, est saisissante.
Christophe Boltanski ne se pose pas en historien ou en philosophe. Il n’a pas non plus l’indignation qui brouille la vue, ni le regard du professeur armé d’un vocabulaire académique abstrait. Au musée Tervuren, il est au cœur de la chose coloniale et au milieu des choses : trophées, animaux empaillés, chicotes, fusils… Alors il dit, rapporte, expose ce qu’il voit autour de lui dans une langue exacte, donc une langue riche.
Il est avant tout un observateur, un reporter dont la ligne de conduite est la description, et l’éthique la recherche de l’objectivité, condition de la pensée. Être objectif en 2022 pour parler d’un musée colonial ? La mission semble impossible, mais il l’accomplit.
La figure de Tintin hante le livre, parce qu’il cristallise toutes les contradictions du fait colonial, parce qu’il a bercé l’enfance de l’auteur, son imaginaire, le nôtre. Il incarne la dimension « confessions » de King Kasaï, le retour sur soi qu’opère Christophe Boltanski, son honnêteté qui nous oblige, nous. Il n’est pas un Européen dont la pensée et l’imagination ne soient nourries par un Autre fabuleux, maté et massacré pour être offert à sa blanche curiosité. King Kasaï n’escamote aucune autocritique tout en arrivant à transmettre l’étonnement qui fut celui des colons ; les forces antagonistes qui président à la colonisation vibrent au fil des pages, telle la corde de l’arc. Nul ne peut s’en extraire et se dire vierge...